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« Les voyages forment l’humanité » 

Rencontre avec Jean-Jacques Lemêtre par Alisonne Sinard

Alisonne Sinard – J’aimerais commencer par une anecdote qui précède notre entretien. Afin de convenir ensemble d’une date et me dire à quel moment vous étiez à Paris, vous avez cité de nombreux pays dans lesquels vous étiez amené à voyager très prochainement. Et cette première liste à elle-seule m’a donné un avant-goût de l’importance qu’ont pour vous les voyages dans votre démarche de travail en tant que musicien de théâtre. Dans combien de pays avez-vous voyagé à peu près ?

 

Jean-Jacques Lemêtre - Cette année, au mois de décembre, je crois que je ne serai pas loin d’une soixantaine de pays. A peu près. Dans deux jours, je repars en Argentine, pour refaire d’autres stages, d’autres conférences, d’autres créations musicales avec d’autres troupes. Du coup, je vais faire un saut en Uruguay pour une création. Je reviens ensuite parce qu’il faut qu’on aille jouer à Vienne. Aussitôt après Vienne, je suis dans l’avion et je pars jouer au Québec. Après Edmonton, puis à Toronto pour la commémoration de l’anniversaire de la mort de Glenn Gould. Après, je vais à Québec pour faire un nouveau travail au musée des civilisations. Je reviens pour finir le film avec le Soleil. Je repars au Brésil pour faire deux créations. Je n’arrête plus.

A.S. – Vous êtes tout le temps sur les quatre chemins.

 

J.J.L – Tout le temps. Et j’adore ça, parce que ce sont vraiment mes gammes. Aller à la rencontre des gens, c’est mes gammes. Passer mon temps derrière un pupitre ne me sert à rien. Ce n’est pas cette manière là que j’ai d’utiliser l’instrument.

 

A.S. – Et qu’est-ce qui vous a donné envie de faire de grands voyages, d’arpenter le monde ?

 

D’abord je suis un mélange de voyages sur mer par mon père, et de voyages sur terre par ma mère. De naissance, ça aide. Et ensuite, j’ai eu la nécessité de travailler autrement. C’est-à-dire qu’en musique, j’ai étudié les différents styles de musique et je m’ennuyais littéralement. Mais j’ai toujours été un fervent de l’improvisation. Très vite, j’ai travaillé les musiques traditionnelles et populaires. C’est une forme d’improvisation, d’abord parce que tu joues à l’oreille, et ensuite parce qu’il faut avoir une conception des styles de musique autres que le classique : avec les mêmes notes, tu changes le rythme, et tu as un style différent. Je l’ai eu très tôt, parce qu’il fallait que je fasse des bals pour gagner de l’argent : et dans les bals, on faisait de la Pop, du blues, du rock, des musiques où il y avait des improvisations.

Ensuite, je me suis mis à voyager pour avoir une ouverture sur d’autres musiques. C’est comme ça que tu découvres en direct vraiment des gens qui jouent des instruments de musique. Tu en profites pour aller voir des emplacements où il y a d’autres instruments plus vieux, ou des instruments d’une tribu qui n’existe plus, ou de quelqu’un qui a rassemblé une petite collection chez lui. C’est de cette manière que tu découvres beaucoup de choses au fur et à mesure de tes voyages. Il faut dire aussi qu’en ce qui concerne les livres de musique, on est quand même pas mal achalandé dans le monde : il y a des musées qui ont fait un travail extraordinaire. Par contre, à l’époque, il n’y avait pas forcément de photos avec les CDs, ou alors les photos étaient figées, et parfois ça ne donnait rien. Ce qui fait qu’il y a plein d’instruments pour lesquels, en entendant certains sons, je me demandais comment il était possible de faire ça avec un tel instrument : je lisais la légende de la photo « tambour amérindien », et j’entendais un son avec des harmoniques absolument incroyables que je n’aurais pas pensé possibles avec cet instrument. Et il a fallu que j’aille chez les Indiens au Québec pour me rendre compte, qu’en fait, le tambour était simplement une boite de métal entourée d’une feuille de cèdre et qu’il était camouflé d’un artifice de bois. On avait l’impression extérieure que c’était un tambour, mais la caisse de résonnance était métallique. Ça, tu ne peux le découvrir que sur place. Avec une photo, et même avec un CD, tu ne peux pas le deviner ! Et à ce moment-là, les voyages aident à voir comment c’est fait et comment les gens jouent.

 

A.S. – Comment voyagez-vous ? Y a-t-il une logique dans la manière dont vos voyages s’enchaînent ?

 

J.J.L. – La logique vient de l’endroit où je me trouve à un moment donné. Je pars souvent pour des missions très précises, pour l’Unesco par exemple. Et puis il y a les moments où je pars en tournée avec le Soleil. Là, je viens de passer quatre mois en Amérique du Sud avec le Théâtre du Soleil, mais j’en ai profité pour en prendre sept : je suis arrivé avant la tournée, et je suis reparti après les autres. Quand je reste dans le pays, c’est là que je commence à faire rentrer tous les contacts que j’ai dans le monde à droite, à gauche. Donc je fais mes stages, je parle dans les conférences. Et là quelqu’un me dit : « Il y a Don Pedro qui est un vieux shaman qui a quatre-vingt-cinq ans et habite à deux heures de bus dans la montagne ». Alors on y va, et ça s’enchaine comme ça. Tu poses des questions, parles avec eux pendant des heures etc. Au Brésil par exemple, je suis allé chez un antiquaire d’objets d’Amazonie. Il y avait un shaman qui était là avec un instrument cassé alors qu’il avait une cérémonie le lendemain. L’interprète me dit qu’ils étaient visiblement très ennuyés car l’antiquaire n’avait pas d’autres instruments qui puissent le remplacer. Grâce à l’interprète, j’ai proposé mon aide pour voir si je pouvais réparer l’instrument. J’y suis parvenu, et à la suite de quoi, je suis devenu shaman intronisé : je me suis retrouvé une semaine après dans la tribu avec les peintures – que j’ai mis trois jours à pouvoir ôter – parce que je lui avais sauvé la vie. Et alors, ils m’ont déclaré shaman de la tribu. Les voyages, c’est aussi plein de quiproquos, de moments complètement imprévisibles.

 

A.S. – Le voyage est en quelque sorte devenu un mode de travail pour vous : un moyen humain de nourrir votre travail.

 

J.J.L – Tout-à-fait, les voyages nourrissent mon travail de relations, de communication, d’écoute, d’échanges. Je n’ai jamais pensé que les voyages formaient la jeunesse, mais plutôt qu’ils formaient l’humanité. J’arrive avec rien dans les poches, tout dans la tête. Ça m’évite d’avoir ce rapport de colonisateur. J’arrive à ce que l’on me donne des choses beaucoup plus facilement, parce que je suis complètement libre : je ne viens pas pour prendre, je viens simplement pour échanger un discours. Dans certaines cultures, il faut se débrouiller pour ne jamais terminer une phrase par oui, ou par non, parce que sinon l’échange se clôt et tu casses le rapport de discussion. C’est peut devenir tout un art, parce c’est une façon de penser de l’esprit qui n’est pas du tout évidente pour un européen. Et donc tu peux te planter, parce qu’à un moment, tu dis la phrase qui fait que tu fermes tout. Parfois, il y a même tout un rituel à respecter. Alors, quand je suis dans des missions très complexes, avec des tribus lointaines, j’ai pour habitude de prendre trois traducteurs, qui sont des gens des tribus que je fais travailler au lieu de simplement leur donner de l’argent parce que je sais qu’ils en ont besoin. Donc j’ai un traducteur pour la personne avec qui je parle, un traducteur pour moi, et un contradicteur. Ce qui fait que quand je suis dans la semoule, j’enclenche le contradicteur pour pouvoir dire « toi qui est extérieur à nous, tu n’as pas l’impression qu’il y a un moment, dans les échanges et les traductions, où il y a eu une erreur qui fait que l’on n’arrive plus à se parler ? ». J’ai trouvé cette technique-là. Ça permet à la conversation de continuer, et ça permet de leur donner de l’argent sans leur dire. Je donne de l’argent pour quelque chose de très clair, pour un travail.

 

A.S. De manière plus large, comment appréhendez-vous les différences culturelles ?

 

J.J.L. – J’ai l’avantage d’avoir un aspect physique un peu différent de pas mal de gens, et quand je me ballade dans le monde, on sait pas du tout de quel pays je viens. Avec la tête que j’ai, les gens pensent toujours que je suis du coin, et parfois, ils ne me croient pas quand je dis que je suis français. Mais ça pose quelques problèmes parfois parce que les gens me parlent comme si j’étais un mec du coin, et sont surpris quand ils me voient ne pas répondre. Alors j’essaie de leur faire comprendre que je ne suis pas d’ici et que je ne comprends pas un mot de ce qu’ils me disent. Après, quand on entre dans le travail, on est dans un rapport de maître à maître, de connaissant à connaissant : on est dans un rapport d’échange et non d’apprentissage. Et puis tu es avec des gens qui te présentent, tu fais partie d’une stratosphère de gens très particuliers où le commun des mortels n’a pas accès. J’y vais pour travailler, et non pas comme touriste ou pour apprendre, même si je suis quand même en quête de recherche et de connaissance.

 

A l’origine des musiques.

 

A.S – L’une des grandes particularités de votre travail et de votre recherche de musicien de théâtre réside dans la construction d’instruments. J’imagine que les voyages ont contribué à cela ?

 

J.J.L. – C’est certainement un ensemble dont les voyages font partie, mais ce n’est pas la condition première : je ne suis jamais parti en voyage pour aller chercher ou regarder des instruments. C’est d’abord une connaissance des instruments que j’ai acquise au fil du temps, et je crois que les musées d’instruments de musique m’intéressaient avant même de faire de grands voyages. Mais ils sont très rares, on les trouve surtout dans les grandes capitales européennes. Et c’est quand même plus intéressant d’aller voir ce qui se passe ailleurs, ne serait-ce que pour retrouver déjà ce qu’il y avait chez nous et qu’on ne trouve plus maintenant. Parce qu’à une époque, quand tu travailles un peu l’histoire, tu t’aperçois qu’en fait il y a beaucoup de choses de chez nous qui partent ailleurs. C’est vrai dans tous les domaines : de l’instrument de musique au pied de vigne (il faut aller au Chili maintenant pour retrouver les anciens pieds de vigne français). Et tout d’un coup, alors que tu fais de la musique ancienne, tu te retrouves à aller chercher ailleurs, parce que tu découvres qu’en fait, pas mal de secrets sont à trouver à Istanbul. Alors tu y vas, et tu te rends compte que depuis Istanbul, ça essaime partout. Ça veut dire que tu dois aller en Grèce, en Roumanie, aller te balader un peu partout. Ça c’est dû au style de musique.

Et puis tout d’un coup, quand tu voyages, tu réalises les correspondances qui existent entre des cultures d’apparence éloignées parce que les hommes ont toujours voyagés. Par exemple, tu retrouves certains dessins tibétains chez les amérindiens, parce qu’en fait, certains Indiens sont partis de la région du Tibet – à l’époque de ce qu’on appelait le grand Tibet – et sont passés par Béring – qui n’était pas un détroit mais une terre –, et ils ont traversé le continent. Donc tu pars pour essayer de retrouver les origines, nos origines, parce qu’elles ont été déplacées, perdues, oubliées, déformées en cours de route, etc. C’est valable dans tous les sens, et dans tous les pays. Et ça pose vraiment la question des origines et de l’essence même des choses. Et nous d’ailleurs au Théâtre du Soleil, c’est justement ce que nous recherchons : l’essence et l’origine.

Pour moi, la découverte est autant celle des instruments de musique, que des langues, que des modes de vie et des façons de tisser les choses. En Amazonie par exemple, j’ai découvert des choses absolument incroyables, notamment une tribu où il reste treize femmes qui parlent une langue que personne ne peut comprendre, parce qu’aucune d’entre elles ne parle le portugais, donc personne ne peut faire la traduction d’une langue vers l’autre. Et en plus cette langue-là n’a aucune origine commune avec toutes les langues indiennes autour. Certains linguistes la connaissent : elle fait partie de ces langues isolées, étranges dans le monde, et dont ne sait pas d’où elles proviennent et pourquoi elles sont parlées au milieu d’autres langues qui ont des origines communes. Ces femmes parlent une sorte d’ancien chinois qui a une tessiture vocale jamais entendue. C’est une langue qui dans vingt ans aura disparue, parce qu’il n’y a pas  de continuité. Et pourtant, c’est une langue, ce n’est pas un patois – c’est une langue avec sa grammaire et son vocabulaire.

Donc tu vois, tu ne peux pas partir en te disant : « tiens, je vais voir des instruments de musique », parce qu’en fait tu vas découvrir dix mille choses qui, en apparence, n’ont pas de lien direct avec les instruments de musique, mais qui en réalité sont complètement à la base de l’instrument et de la vie musicale des gens. Et c’est ça qui est magnifique dans les voyages, justement !

 

A.S. – Vous parliez à l’instant de la quête de l’essence et de l’origine qui sont très importants au Théâtre du Soleil. Comment cheminez-vous par rapport à la quête de l’Orient qui a beaucoup influencé le travail d’Ariane Mnouchkine ? Est-ce également quelque chose qui vous anime ?

 

J.J.L – Ça m’est complètement égal. D’abord parce qu’Ariane c’est Ariane, et moi je suis moi. Quand je pars avec le Théâtre du Soleil, j’y vais comme musicien. Ce qui énerve tout le temps ma camarade, c’est que moi je peux aller dans n’importe quel pays, je prends un instrument et dix minutes après, je joue et parle avec les gens. Elle, qui amène un théâtre, ne peut pas faire ça. Il faut d’abord expliquer, monter le théâtre, avoir des comédiens, avant que l’on puisse voir quelque chose. Moi j’arrive, j’ai mon instrument et je joue ; ou même je prends l’instrument de quelqu’un, et je joue. Les musiciens, à ce niveau-là, ont un avantage quand ils voyagent, c’est qu’ils peuvent tout prendre sur place. Et comme je suis poly instrumentiste en plus, ça m’est complètement égal.

 

A.S. – Quand je pense à la quête de l’Orient, je pense notamment à des spectacles comme l’Indiade[1] ou encore à Sihanouk[2]. Comment amorcez-vous alors le travail quand arrive la proposition dans un espace géographique très précis et clairement localisé ? 

 

J.J.L – Je recherche l’essence de la musique, car toute musique a évolué, parfois sur des millénaires. Alors à un moment, je me demande d’où sort cette musique-là, quelle est son origine ? Quand tu écoutes la musique du Moyen-Âge et ensuite la musique classique, tu peux voir le chemin qui a été fait entre les deux. C’est fou ! Et pour toutes les musiques du monde, c’est exactement la même chose. Donc c’est quoi l’origine ? Par exemple, dans la musique cambodgienne, tout d’un coup, tu t’aperçois qu’il n’y a que des musiques à quatre temps. Mais bien sûr, quand tu vas au Cambodge, personne ne va te dire « notre musique est à quatre temps ». C’est toi qui le découvres par rapport à ta connaissance d’autres musiques. Quatre temps, pour nous, c’est la musique de base. Après il y a quand même des subtilités rythmiques dans la musique cambodgienne : tu as des instruments que personne ne connait en France, et tu as des soucis de superpositions parce qu’ils n’ont pas du tout la notion d’harmonie que nous avons. Les Cambodgiens font de la monophonie, et donc ils superposent plusieurs mélodies qui se courent l’une après l’autre parce qu’elles se complètent, qu’elles s’arrangent les unes avec les autres. Mais ils n’ont pas, comme nous, cette notion de faire des parties de basse, ténor, alto, et soprano. Dans Sihanouk, pour revenir à la question de l’origine, je jouais de mémoire avec presque deux-cent soixante-dix instruments sur scène, dont seulement quatre venaient du Cambodge. Mais j’avais réussi à capter l’essence de la musique cambodgienne, et je me souviens que beaucoup de Cambodgiens venaient me demander où j’avais appris à jouer de la musique cambodgienne. Alors je les invitais à venir voir les instruments et je leur demandais où est-ce qu’ils trouvaient le Cambodge, parce que je n’avais que quatre instruments cambodgiens : dont deux d’entre-eux leur étaient inconnus, et l’un que j’ai réinventé en le copiant sur une sculpture du temple d’Angkor Vat.

 

A.S. – Copier, c’est-à-dire ?

 

J.J.L – Dessiné, et ici, dans mon atelier du Théâtre du Soleil, on l’a reconstruit. Donc c’était une harpe. Et quand j’ai demandé aux Cambodgiens s’ils connaissaient les harpes du Cambodge, ils m’ont répondu qu’il n’y en avait pas. Alors je leur ai montré le dessin du temple, et l’instrument. Mais ça n’existait plus depuis quatre-cent ans.

 

A.S. – C’était passé dans l’architecture mais avait disparu des traditions musicales.

 

J.JL – Voilà. Je suis allée en Turquie et je vois à Topkapi dans un musée, une harpe de quatre-vingt-neuf cordes, jouée par une femme.

 

A.S. – Avec des doubles rangées de corde ?

 

J.J.L – Non, une seule rangée : une harpe, quatre fois plus grande que la femme qui jouait. Alors j’ai cherché un luthier pour la faire, mais il s’est moqué de moi, il ne connaissait pas l’instrument. Et même les turcs ne connaissaient pas le nom de cet instrument. Il a fallu que j’aille dans les bibliothèques pour trouver le nom et leur dire comment ça s’appelait en turc. A ce moment-là, les gens ont bien dit que c’était de leur culture : c’était des gravures que tout le monde connaissaient au palais de Topkapi. Mais personne ne s’était dit que c’était turc. Et etc., dans chaque pays.

 

A.S. – Vous aviez déjà vu ça ailleurs ?

 

J.J.L – Oui, je connaissais ailleurs. C’est pour ça que je te dis qu’avec les livres on arrive à avoir une somme de connaissances. Pas que les livres de musique, aussi ceux de peintures, de tableaux, des musées, d’iconographie, etc. Vraiment un domaine vaste. Chez moi, j’ai une bibliothèque assez volumineuse, il y a des livres et des disques partout. Et comme j’ai quand même la chance d’avoir pas mal de mémoire, j’ai en mémoire tous ces trucs-là, et je me dis : « alors, il y a eu des harpes, donc il y a des notions de construction harmonique, avec plusieurs modes en même temps ». Tu vois, ce n’est pas la petite harpe antique, où il y a sept cordes et sur laquelle tu ne fais pas un accord. Avec quatre-vingt-neuf cordes, il y a des basses des médiums, des suraigus, etc.

 

A.S. – Ça garde toujours la forme d’une harpe traditionnelle ?

 

J.J.L – Non, c’est une colonne avec un soubassement où sont accrochées les cordes. C’est certainement un dérivé des anciennes harpes de l’Egypte, il y a trois mille ans avant Jésus Christ. Pas avec autant de cordes, mais dans la forme. Et puis tu vas au Mexique, tu trouves un mec qui s’appelle Mériot, qui te fait des pianos avec des huitièmes de ton : pour faire un do, tu as le do plus un huitième de ton, do plus un quart, do plus un demi, etc. Il invente aussi des instruments à cordes du type psaltérion[3], avec de multiples cordes pour avoir plus petit que la décomposition du demi-ton. Et moi j’ai ici des instruments avec des tons, des demi-tons, des quarts de ton. Ça, c’est un monde que personne ne connait ici, parce qu’en Europe, pour être le plus beau, le son doit être le plus pure possible. En Inde, le plus beau son fait « zouiiiing ». C’est exactement l’inverse, c’est à l’opposé. Ce qui fait que quand je construis des instruments ici, souvent, je fais des instruments occidentaux avec une combinaison de lutherie orientale. Donc j’ai les deux possibilités.

Jean-Jacques Lemêtre : luthier, compositeur, interprète

 

A.S. – Alors de voyage, vous ramenez autant des instruments de musique que des idées de construction ?

 

J.J.L – Oui, et avec mon luthier, on construit et on réinvente des instruments avec les deux techniques. Sans compter tous les instruments qui sont tombés en désuétude, et ceux qui ont été des essais de luthier. J’en ai un ici que j’avais vu il y a très longtemps au musée de Vienne, et je ne comprenais pas pourquoi cet instrument n’avait pas été continué parce qu’il était génial. C’était un clavier – une épinette[4], que je pouvais mettre en bandoulière et jouer en faisant des accords comme un clavier de piano ou de clavecin à une seule main ; avec l’autre main je pouvais jouer de la flûte, au pied, j’avais un tambour, et puis un harmonium indien avec un soufflet (comme un soufflet pour gonfler des matelas pneumatiques). Et en fait, on construit, et ça fait déjà sept fois qu’on le répare parce qu’il ne tient pas l’accord : la conception n’est pas bonne. Donc on ne peut pas le jouer et il est dans un coin.

Et puis, tu as l’inverse. Adolphe Sax, qui se trompe : il veut faire une clarinette basse, se trompe, et fait un saxophone. Mais souvent, tu sais que les instruments de musique ont été des erreurs.

 

A.S. – Vous avez donc une triple posture dans votre démarche de musicien de théâtre : vous êtes à la fois luthier, compositeur et interprète.

 

J.J.L – Oui. Je ne veux pas être dans le mode de tous ces musiciens qui sont coinçés parce qu’ils savent jouer du saxophone, de la trompette et se demandent où ça pourrait aller dans la pièce. Là, tu n’es pas dans la recherche, tu es dans l’attente du metteur en scène qui demande de changer la musique de place quand ça ne marche pas. Mais il faut dire aussi que quand je suis arrivé au théâtre, il ne se passait pas grand-chose en matière de musique : ils s’aimaient, on faisait du violon ; ils partaient à la guerre, on faisait de la trompette ; ils étaient à la guerre, c’était du tambour ! C’était quand même très limité … Il y avait quand même de la musique entre les scènes qui était faite par de bons, et même de grands compositeurs. Mais ce n’était que des inter-scènes, un petit soutien musical par-ci, par-là. C’est une façon de travailler qui ne m’attire pas. D’abord parce que ça veut dire que tu arrives pour caler la musique quand les gens ont fini de répéter, ce dont j’ai horreur. J’aime bien être là dès le début, pour suivre tout le processus de création.

Et puis, passer mon temps derrière un pupitre ne m’intéresse pas, ça ne me sert à rien, parce que ce n’est pas cette manière-là que j’ai d’utiliser l’instrument. La technique, en tant que telle, ne m’intéresse pas pour la pratiquer, même si elle m’intéresse pour moi personnellement, en tant qu’enseignement et richesse. Mais je ne viens pas au Théâtre du Soleil pour pratiquer un style de musique particulier, un instrument précis du 17ème siècle.

 

A.S. – Comment utilisez-vous l’instrument ? Vous faites alors un travail de transposition ?

 

J.J.L – Complètement. Ce qui m’intéresse, c’est d’avoir l’instrument dans les mains et de me demander comment moi je peux l’utiliser. Alors évidemment, ça aide d’avoir vu quelqu’un en jouer : je sais alors que ce n’est pas comme ça que je vais le jouer, parce que je travaille sur le timbre de l’instrument, et non pas sur son répertoire ou sa technique.

 

A.S. – Vous utilisez davantage son aspect concret ?

 

J.J.L. – Oui, c’est à la fois l’aspect concret, mais aussi le fait d’utiliser juste le son de l’instrument. C’est-à-dire que je joue d’un instrument – par exemple un shamisen japonais – je ne l’utilise absolument pas dans le répertoire japonais, en en maîtrisant la technique, la position, le bras qui est flexible. Ça m’est complètement égal, parce que je ne joue pas au musicien japonais. Donc je regarde l’instrument, j’essaye de comprendre acoustiquement comme il est construit, au niveau de la lutherie comment il est fabriqué, et à ce moment-là, je réinvente une nouvelle technique. Parfois, je peux utiliser la technique traditionnelle, parce qu’elle m’est utile pour ce que je cherche, mais la plupart du temps, je ne l’utilise pas. Tout simplement parce qu’il me faudrait vingt ans pour chaque instrument, et surtout une vie de quatre-cent ans !

C’est donc une perpétuelle recherche entre le compositeur, l’interprète, et le luthier. Mais comme je suis à la fois dans les trois postures, il faut que ça soit très clair dans ma tête. Qui parle à ce moment-là : le luthier, l’interprète, le compositeur ? Sans ça, je ne sais pas ce que je fais, je fais des notes simplement, et après, je suis obligé d’écrire une partition parce que je ne sais pas ce que je fais, ni à quoi je sers ;  quelle est la place de la musique ; ce que je raconte, etc. Ce n’est pas un interprète qui raisonne comme ça. C’est le compositeur.

 

A.S.- Mais justement, si vous n’écrivez pas de partition, comment vous souvenez-vous de ce que vous composez ?

 

J.J.L – Grâce à la mémoire musicale,  mais aussi la mémoire visuelle. L’interprète – le pianiste, le contrebassiste, etc. – exécute, improvise. Quand il entend une harmonie, il improvise dessus. Mais moi, comme je suis compositeur, à un moment, je dois savoir pourquoi je joue cette musique-là, sur ce personnage-là, dans cette scène-là. J’ai la mémoire parce que je sais, qu’à ce moment-là, je joue telle ou telle situation : je suis le destin, les petites étoiles dans le ciel qui éblouissent, etc. Je sais pourquoi je joue, je sais ce que je joue, donc après, ça m’est très facile de retrouver. Après j’ai plusieurs possibilités : soit je gratte, soit je frotte, soit je souffle, soit je tape, soit j’invente un autre instrument. Je me pose ces questions-là en même temps que j’improvise. Je joue, oui, mais pourquoi ? Alors que l’interprète joue parce qu’il joue, sans forcément se demander pourquoi.

 

A.S. – Et alors, vous notez l’instrument et la manière dont vous le jouez ?

 

J.J.L – Voilà, j’ai le mode rythmique, le mode mélodique, et le nom de l’instrument. Mes partitions ne sont que ça.

 

A.S. – Et vous êtes alors en mesure de raviver la situation ? 

 

J.J.L – Voilà, ça suffit. Après c’est un problème de mémoire sur le début du thème. Parce que le début du thème sera tous les soirs le même, et permettra à l’acteur de savoir que je suis avec lui : les dix, seize premières notes sont les mêmes. Les autres varient suivant le rythme de l’acteur.

 

A.S. – Une improvisation à l’orientale.

 

J.J.L. – Oui, c’est souple.

 

A.S. – Et comment procédez-vous pour construire les instruments en fonction des improvisations lorsque le processus de création démarre ?

 

J.J.L – D’abord j’entends les notes que l’acteur fais – parce que quand quelqu’un parle, il fait surtout des notes. Du coup, j’ai le mode du personnage, qui n’est pas forcément le mode de la personne qui joue le personnage. Comme je connais évidemment très bien les gens qui travaillent ici, j’entends ceux qui trafiquent leur voix pour le personnage, et ont ainsi une tessiture différente de leur voix habituelle. A ce moment-là, j’accorde mon instrument sur son mode, et je suis alors automatiquement accordé avec lui. Je vais ensuite suivre sa fondamentale, c’est-à-dire le son sur lequel il va pouvoir poser sa voix, et qui peut donc s’amplifier, puisque nous entrons tous les deux en résonnance. C’est tout simplement le principe de l’acoustique : par exemple, quand tu fais un do sur un piano, tu le fais parce que tu appuies sur une touche, mais en fait tu fais sonner plein de cordes : ce sont tous les harmoniques qui sonnent avec le do principal. C’est ça qui lui donne sa beauté de timbre.

Pour te donner un exemple de construction (en me montrant un instrument), cet instrument, c’est une balalaïka russe que j’ai ramené de Russie. J’ai trouvé ça très bien, mais le problème, c’est que c’est exactement à la même hauteur que la voix parlée. Je ne peux donc pas l’utiliser telle quelle, sinon je vais rentrer en conflit avec l’acteur ou l’actrice. Alors je me suis dit que j’allais construire une balalaïka contrebasse, qui n’existe pas. Je pars d’un instrument russe que j’ai, et j’invente un autre instrument à partir de là. (Près de l’instrument, il me montre les différents types de cordes et tout d’abord les cordes sur les côtés) Les cordes qui sont là sont des cordes sympathiques, sur le principe de la musique indienne : si je les laisse vibrer, par sympathie – c’est-à-dire par l’onde provoquée par les cordes – elles entrent en vibration et marchent toutes seules ; mais si je les coince, le son est net, j’ai du classique avec des notes pures. Je suis partie d’une balalaïka russe, mais au final, ça change complètement l’aspect de l’instrument.

 

A.S. – Vous travaillez donc avec un luthier de manière permanente ?

 

J.J.L – Un ou des luthiers. Mais il y en a un en particulier. Parce que quand je répète, à un moment, je ne peux pas construire. Je dessine, il construit. Le lendemain, je mets en pratique. Je lui dis : « ça, ça ne marche pas, parce que techniquement je n’arrive pas à faire ceci ou cela ». Donc la forme n’est pas bonne ; « l’accord qu’on a mis ne fonctionne pas : ce ne sont pas les bonnes cordes, ça ne sonne pas comme je voudrais » ; « j’accompagne tel personnage qui a telle caractéristique, alors il faudrait vraiment que sur cet instrument, j’ai un mélange de tel continent avec tel continent », « je dois avoir une note plus grave parce que c’est un homme qui a une voix plus grave, ou au contraire, j’accompagne une femme qui a la voix très aigue donc je change les cordes », etc. Et puis, on cherche les bois qui vont faire la résonnance, parce que je ne joue pas amplifié. L’amplification est naturelle parce que tout mon espace musique est accordé. Donc tout l’espace résonne en même temps. (Il se lève pour me faire une démonstration). Par exemple, regarde, c’est une poterie que je viens de ramener d’Amazonie. On dirait un pot de fleur. (Il souffle dedans)

 

A.S. – J’ai l’image d’un bateau. Et on sent vraiment la résonnance, la propagation du son. Vous travaillez sur l’image sonore en fait ?

 

J.J.L – Absolument, toujours. Et tout résonne : dans mon espace musique, tout se passe comme ça. Tous les instruments sont accordés entre eux, et ça s’amplifie naturellement. (Il prend un autre instrument). Et ça c’est un violon que je viens de ramener d’Amérique du Sud, leur vision copiée du violon occidental. L’archet est fait avec les éléments de leurs cultures, c’est-à-dire l’animal qui a les poils les plus longs dans ce pays là. Quand tu vas chez les Inuits là-haut, leurs violons sont complètement différents : ils sont taillés dans un os de baleine que tu mets sur le bras, et donc ton bras qui fait le fond de l’instrument (la main tient le violon qui est bloqué dans le creux du coude). Et l’archet est beaucoup plus petit qu’un archet traditionnel, parce que chez eux, l’animal qui a les poils les plus longs est l’ours blanc. Ils ne peuvent donc pas faire d’archet plus grand, il n’y a pas d’animal pour le faire. Et une fois de plus, tu vois, c’est une somme de connaissances de pleins de choses qui dépassent le domaine musical, y compris la nourriture, la nature, etc. Quand tu mets de la colophane sur un archet de violon, c’est fait à base de résine qui provient du pin, et l’archet en lui-même du cheval. (Il gratte sur un autre instrument). Ça, c’est un mélange réalisé sur la base du kachapi – un instrument à cordes de l’opéra classique traditionnel javanais. Mais moi je l’ai fait dans l’optique de reconstruire un instrument très vieux utilisé pour la tragédie grecque. (Il regarde un autre instrument) ça c’est une harpe de Birmanie, avec les cordes en soie.

 

A.S. – En soie, c’est peu courant non ?

 

J.J.L – Oui, c’est même impossible d’en retrouver aujourd’hui des cordes en soi. Alors je vais voir mes camarades soyeux de Lyon, et j’ai fait faire des kilomètres de rouleaux de soir pour pouvoir les tresser et faire des cordes.

 

Propos recueillis le 21 avril 2012 à la Cartoucherie de Vincennes par Alisonne Sinard

 

[1] Le spectacle L’Indiade, ou l’Inde de leurs rêves date de 1987.

[2] Le spectacle L’histoire terrible mais inachevée de Norodm Sihanouk, roi du Cambodge, date de 1985.

[3] Le psaltérion est une cithare aux cordes en nombre variable, pincées, grattées ou frappées (selon les époques), et munie d’une caisse de résonance plate de forme triangulaire ou trapézoïdale, laquelle était en usage dans l’Antiquité et l’Europe médiévale. Source : Trésor de la Langue Français Informatisé (TLF).

[4] Une épinette est un instrument de musique ancien, à cordes pincées et à clavier, plus petit que le clavecin et souvent portatif. Source : Trésor de la Langue Français Informatisé (TLF)

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