Entretien JJ Lemêtre par Claire Lintignat :
LA PLACE DE LA MUSIQUE AU THEATRE
Pourquoi le théâtre aurait-il besoin de musique ?
Cette question doit appeler 300 réponses, mais il y en a une au moins qui me paraît évidente c’est qu'à l’origine du théâtre, il y a la musique. Quand un metteur en scène monte une tragédie et qu’il n’y a pas de musique, alors il faut ôter le mot tragédie. Car à l’origine de la tragédie, il y a du chant. Si l'on regarde du côté de l'Orient, bien avant l'Occident, on constate là encore, qu'aux origines du théâtre il y a la musique. C’est la notion de théâtre occidental qui a provoqué cette rupture. Petit à petit, la musique est tombée en désuétude. Le théâtre, la danse et la musique dans l'apprentissage des arts, se sont séparés. J'ai eu la chance d'appartenir à une génération qui pouvait encore voir figurer au fronton des conservatoires: musique, théâtre et danse. Ça n'existe plus. Du coup, je me retrouve comme musicien de théâtre, assez rare.
Est-ce que cette rencontre entre la musique et le théâtre n’est pas à retrouver aujourd’hui ? Ne seriez-vous pas un cas à part ?
Je revendique d’être musicien de théâtre. Je revendique vraiment un travail fondé sur la recherche. Une recherche que je continue d’ailleurs, car elle peut durer toute la vie. Très souvent, l'utilisation de la musique au théâtre s'apparente à l'usage qu'on en fait au cinéma quand on prend la musique pour un concept. Quand on m'annonce que je vais faire un Molière, par exemple, j'ai du mal à mettre du jazz. Je n'ai pas envie de faire de la musique une idée. Je crois également que pour être musicien de théâtre il faut être compositeur de théâtre. Le travail du compositeur est différent de celui du musicien. J'ai la chance d'être compositeur, musicien et improvisateur. Après, je suis aussi luthier... La musique, je la conçois, je la fabrique avec tous les moyens que je me suis donné et tous les moyens que le théâtre me donne.
La musique d'un spectacle, vous la concevez en amont ?
Jamais. Je travaille sur le moment et avec ce que le travail donne.
Vous inventez à ce moment là tout le trajet musical ?
Oui
Il y a une partition ?
Non
Une base d'improvisation, un canevas, à partir duquel vous élaborez votre musique ?
Non. A l'exception Des Naufragés du fol espoir* que nous jouons actuellement puisqu'il y a l'apparition d'une bande enregistrée. Pour ce spectacle, j’ai dû passer à l’écriture et au studio. Dans Les Ephémères*, le spectacle précédent, j’ai été le premier à connaître le thème : qu’est-ce qu'on va faire ? Je suis le premier qui donne mon accord sur la demande d'Ariane Mnouchkine*. Dès qu’elle a une vision assez précise de ce qu'elle cherche, nous en discutons. A ce moment-là, nous ne savons pas encore ce que nous allons faire, mais elle a des images, des visions que je transpose en musique.
Pour Les Ephémères, j'ai préparé 46h de musiques d'avance sur le thème mais avec ma propre fantaisie. J'avais une palette de disques qui me permettait de répondre aux demandes des acteurs, puisque chaque acteur avant de rentrer en scène au moment des répétitions, venait me trouver pour me dire quatre ou cinq mots sur son improvisation. Ensuite, j'ai deux à trois minutes pour chercher quoi faire. Ici, aucun acteur n’entre en scène sans musique. Jamais. Quand un acteur improvise, il cherche une image, l’image d’une scène. Nous avons tous des visions quand nous entendons parler d’un thème. Par exemple pour ce spectacle, Les Naufragés du fol espoir, le thème était :
« début de siècle en France ». Pour des comédiens qui arrivent d'Inde, le sujet d’improvisation n’est pas évident. Il en ressort des choses parfois très justes ou complètement aberrantes. Pendant ces deux minutes d’improvisation, quelque chose opère à travers cette triangulaire, entre le metteur en scène, le plateau et la musique qui se trouve sur le côté de la scène. Parfois, quelque chose décolle, dans le moment venu. Tout d'un coup l'acteur se prend au jeu parce qu’il a saisi une phrase de musique ou que le metteur en scène a dit un mot qui fait que l'improvisation fonctionne.
Cette écriture musicale qui s’invente avec les répétions, vous l’élaborez sur tout le temps des répétitions (12 mois de répétitions pour Les Naufragés), ou est-ce qu’elle se fixe à un moment donné ?
Elle s'arrête, oui. Dans le sens où, depuis le temps que je travaille pour le théâtre, je me suis donné quelques petites lois qui marquent les différentes étapes de mon travail de la conception à la réalisation. La première, c’est que j'accorde mes instruments sur le timbre du comédien. Donc je joue avec des guitares totalement désaccordées puisqu'elles sont accordées sur les acteurs. Si un acteur perd sa hauteur de voix, qu’elle n’est pas bien placée, elle se replace automatiquement d'après mon accord. Je suis sa fondamentale. Ensuite, je passe par un travail de compositeur. C'est-à-dire : Qu'est ce que je fais ? À quoi je sers ? Qu’est-ce que je raconte ? La musique, c'est quoi ? C’est où ? C’est quand ? C’est comment ? Enfin toutes ces questions normales du choix de composition. Je n'arrive pas avec des idées préconçues, ni avec des concepts d'ailleurs. Par exemple, je ne participe pas aux lectures. Un texte lu ne m'intéresse pas, je veux un texte joué car je travaille à partir des intonations, du jeu physique. Une fois que j'ai accordé mes instruments, j'ai ma gamme, ma suite de notes. Je sais quelle est la note la plus basse et quelle est la note la plus haute. Maintenant, je dois encore chercher la musique qui correspond à ce que je vois et à ce qui se joue. Je travaille sur le jazz, le grégorien, la musique ancienne, le rock, le balinais… si je ne n’ai pas moi-même une vision claire de ce que je fais, alors cela devient un emboîtage ridicule. Il faut que je connaisse la place de la musique, ce qu’elle raconte. Pour autant, je n’écris pas de partition pour la bonne raison que si j’ai un trou de mémoire c’est que je ne sais pas à quoi sert la musique. Qu’est-ce que cela veut dire par rapport à la scène théâtrale, par rapport à la dramaturgie ?... Après, je n’ai plus qu’à me laisser porter par l’acteur et par ce que je reçois.
Il arrive souvent que les compositeurs et les metteurs en scène ne s’entendent pas sur un projet tout simplement parce qu’ils ne parlent pas le même langage. Vous pourriez transmettre un peu de votre expérience pour donner des codes d’accès et ouvrir ainsi la voie aux praticiens sur une nouvelle façon d’envisager le rapport « théâtre et musique ».
La musique de théâtre n’intéresse pas les gens. C’est une chose difficile et puis il faut la mentalité, l’esprit. La première chose qui doit être acquise par un musicien de théâtre, c’est d’aimer le théâtre, car il faut « bouffer théâtre ». Je suis musicien de théâtre parce que je parle avec les mots du théâtre. Jamais tu ne m’entendras dire, « le problème avec l’accord de septième de dominante avec fondamentale »… Si le musicien parle de cette façon au metteur en scène et que le metteur en scène lui parle avec des images et des visions qui ne racontent rien au musicien, ils ne vont pas se comprendre. Et puis il y a aussi cette persuasion chez les musiciens que la musique est un art supérieur. Ça fait 33 ans que je suis là. Ariane Mnouchkine et moi, nous sommes comme un couple. Elle envoie des mots que je capte au passage, je les digère pour en sortir ma cuisine. De son côté, elle capte mes musiques et mes sons pour tout d’un coup réagir par rapport à la scène. Nous possédons le même langage.
Nous employons des mots qui ont le même sens pour tout le monde, des mots dont la signification est commune à la scène, la mise en scène et la musique. Il n’y a aucun langage technique. Tu n’entendras jamais Ariane parler de technique, de même que tu ne m’entendras jamais parler de langage musical. C’est pareil pour l’acteur. Quand il n’y a pas de langage commun, il y a scission. Quand il y a scission, il y a conflit. Mais c’est drôle que tu me parles de formation car avant d’arriver là j’étais également professeur de musique auprès de 9 conservatoires. J’ai une bonne expérience de formateur. A l’époque, les gens me prenaient pour un fou car je jouais de plusieurs instruments. Ça ne se faisait pas, multi-instrumentiste. Dans ma classe de saxophone, j’avais 195 élèves, j’acceptais tous les adultes. Je continue de faire des stages de temps en temps mais à l’étranger. En France, on pense que je passe ma vie au Théâtre du Soleil, ce qui est faux. Mais je ne vois pas autant de personnes que tu le penses venir me demander de prendre des cours. De plus, les gens n’osent pas venir me voir car ils pensent que je ne parle pas français, ce qui est aberrant parce que j’accompagne une pièce en français. Alors ils me parlent en petit nègre : « What is the nom of the flûte ? ».
Pour faire évoluer la place de la musique au théâtre, ne faudrait-il pas passer par des écrits ?
Tu ne m’y pousseras pas. (Rire).
Comment êtes-vous arrivé au théâtre ?
Une erreur. J’ai la chance d’appartenir à cette génération qui a vu les débuts de la musique ancienne et du baroque, oubliés depuis plusieurs décennies. C’était le début du free jazz, du rhythm and blues, de la pop, de la musique contemporaine. J’ai assisté à tous ces bouleversements musicaux. Je fais partie d’une génération vernie car j’ai été sensibilisé à toutes ces musiques que je pratique. Je faisais du free jazz dans des milieux non civilisés en Hollande, ce qu’on appelle les mouvements alternatifs. Un jour, un mec est venu me trouver au restaurant communautaire, nous avons parlé théâtre. Je ne connaissais rien au théâtre. Ce mec, c’est le comédien qui allait jouer le rôle principal dans Méphisto* au Théâtre du Soleil. C’était il y a 33 ans. Quand il est rentré, le Théâtre du Soleil cherchait quelqu’un pour la musique. Jusque là, ils n’avaient pas trouvé de musiciens avec qui s’entendre. Ce comédien leur a parlé de moi. Entre temps, j’étais parti à Christiana* à Copenhague. Ils ont mis six mois pour me retrouver et puis j’ai eu Ariane Mnouchkine au téléphone qui m’a donné rendez-vous Place de l’Etoile. Elle avait besoin de quelqu’un pour former ses acteurs à la musique. Comme j’aimais l’enseignement, je lui ai proposé que chaque acteur apprenne à jouer d’un instrument. Ainsi, tous les matins, pendant huit mois, ils ont appris à jouer d’un instrument différent pour former un orchestre.
Toute pièce de théâtre peut-elle sous-entendre de la musique ?
On peut mettre de la musique partout. Même un vaudeville peut sous-entendre de la musique. Le problème principal, c’est l’entente avec le metteur en scène. J’ai travaillé avec des metteurs en scène qui haïssent la musique. Bernard Sobel*, par exemple, déteste la musique. Je suis le seul musicien à pouvoir introduire un peu de musique dans ses mises en scène et j’en suis fier (rire). Ma musique trouve sa place car je ne suis ni en redondance, ni en pléonasme. Je suis le second poumon. J’invente une histoire à côté qui est complémentaire car la musique est un plus pour la pièce et pour les acteurs, c’est un plus de compréhension. Par exemple, pour ce spectacle, je travaille sur l’empathie. Les comédiens ne joue pas l’empathie. Du coup, si quelque chose te fait rire dans la scène, la musique, elle, ne te fera pas rire. Il y a toujours cette dualité dans mon travail. La richesse vient de ce contraste.
Cela fait maintenant 33 ans que vous collaborez avec Ariane Mnouchkine mais vous avez travaillé avec Philippe Avron, Irina Brook, Niels Arestrup et beaucoup d’autres. Est-ce que vous appliquez les mêmes lois ?
Non pas du tout. Par exemple avec Philippe Avron, ce sont des bandes enregistrées parce que je n’ai pas du tout le temps de jouer physiquement avec lui. C’est un monsieur qui raconte des pièces complètement différentes de celles du Soleil, c’est une autre écoute, un autre travail.
Entre un acteur seul en scène et toute une troupe d’acteurs, est-ce le même travail musical ?
C’est le même rapport, mais les images ne sont pas les mêmes. Même si tu as 31 protagonistes en scène, tout le monde n’occupe pas le centre. Et même s’il y a un centre, je ne joue pas forcément ce qui se joue au coeur de la pièce. L’acteur va raconter son histoire tandis que je raconterai son destin. Je suis du côté des dieux, des cieux, des enfers, de la souffrance. Je suis dans les sentiments, les états. Je ne colle pas à l’histoire telle qu’elle se raconte en direct. C’est plus difficile d’accompagner des acteurs comiques. Si le musicien s’amuse à faire rire par-dessus le rire que provoque l’acteur, alors le rire s’annule. De même que si le musicien joue à la même hauteur de voix que l’acteur, ils vont s’annuler tous les deux. Il faut laisser de la place à l’acteur et entendre sa voix qui est du chant.
Avec tout ce bagage musical que vous avez accumulé avec le temps, comment fonctionne votre imaginaire musical ?
Les gens se demandent comment je vais pouvoir inventer quelque chose de nouveau. Ils pensent que je vais me répéter. Mais non ! Quand je commence un projet, j’ai avec moi 2800 instruments accumulés avec le temps. J’en ai construit et fait construire 800. Comme les acteurs, je commence toujours un spectacle à zéro. Je prends un petit tambour et je fais le rythme du cœur pour donner une vitesse qui m’empêche de réfléchir. Si tu as une vraie image, elle sort automatiquement. Si tu as une fausse image, tu ralentis et tu commences à tergiverser, ce n’est plus de l’improvisation. Je donne une vitesse sur laquelle les corps vont marcher. Quand un comédien est juste, il parle à la même vitesse qu’il marche. Ils sont derrière un rideau, ils rentrent, on entend : allez-y ! Et ça démarre. C’est calé dès le premier pas.
Quelle est la base de votre formation…
Je suis parti avec de la chance ! Je suis à moitié tzigane et à moitié breton. Ça aide. Voyageur de terre et voyageur de mer. Quand je suis arrivé en France je devais avoir 10 ans. Ma mère qui était tzigane parlait très mal le français et comme les enfants devaient obligatoirement aller à l’école, elle m’a inscrit dans une école de musique. J’ai fait des bals, du folklore. Plus tard, j’ai joué chez Franck Zappa*. J’arrivais au Théâtre du Soleil avec une certaine expérience mais je n’avais jamais mis les pieds dans un théâtre.
Comment avez-vous appris à jouer de tous ces instruments ?
Un instrument ça s’apprend vite. La première chose, c’est qu’il faut regarder comment est fait un instrument de musique pour comprendre comment il fonctionne, comment sort le son. Après, il y a le plaisir de jouer et puis aussi, comme je voyage beaucoup, j’ai regardé et écouté plein de gens.
On vous compare souvent à un chef d’orchestre.
Quelle est votre place sur le plateau, par rapport aux comédiens ?
Il y a un moment où je deviens effectivement leur chef d’orchestre, à cause de tout ce travail sur la langue, sur la métrique de la langue et du corps, le rythme et la mélodie. Je suis le gardien de ça, dans le sens où je peux l’écrire. Ça ne se codifie pas avec des mots, ça s’écrit avec de la musique. Après, il s’agit de savoir si je suis devant, pendant, ou après eux. La plupart du temps, je suis juste derrière eux. Sauf si c’est du leitmotiv, c'est-à-dire, l’annonce d’un personnage. Comme j’ai pu le faire dans La Nuit des rois de Shakespeare* où tout d’un coup, tu joues quelque chose que le public reconnaît comme étant l’air qui accompagne un personnage qu’il affectionne. Tout le monde rit avant même qu’il soit rentré en scène, c’est le leitmotiv. Mais le plus intéressant c’est d’arriver derrière l’acteur car il y a un moment où tu ne sais plus qui dirige l’autre. Une partie de mon boulot consiste aussi dans les répétitions à chercher toutes les charnières dans le texte. Elle peut correspondre à un changement de lieu comme à un changement de destin. Un changement de charnière implique forcément pour moi un changement de son et d’instrument. C’est pourquoi j’ai toujours des assistantes qui m’apportent des instruments. Et puis il y a des moments où je me retrouve à jouer avec trois instruments en même temps.
Ce spectacle revit les heures du cinéma muet. Il y a très peu de parole.
Sans la musique il n’y aurait pas de spectacle.
Pour ce spectacle, je me suis contenté tout bêtement de faire comme on faisait à l’époque. Je n’ai rien inventé, j’ai relu mes camarades et fait comme c’était à l’époque.
J’ai remarqué qu’il n’y avait pas de Molière musical dans les récompenses !
Si. Deux fois. J’en ai remporté un. Puis ça s’est arrêté ! (rire)
Est-ce que la relation qui se fait au quotidien avec la musique vit de la même façon au théâtre ?
Si les gens ont leur propre environnement musical dans la vie, ici, nous avons la chance de pouvoir le partager. Tout le monde baigne dans un environnement musical international, de styles, de référents et d’époques toujours différents. C’est une école de vie qui nous donne une très grande ouverture. En dehors des spectacles qu’on joue, il y a des fêtes, des rencontres avec des artistes venus du monde entier.
Qu’est-ce que la musique orientale apporte de plus dans le travail de plateau ?
La musique occidentale est polyphonique, les voix se superposent les unes sur les autres, avec un empilage d’accords et de mélodies. La musique orientale ce n’est que de la mélodie mais développée à son maximum, avec des ornements, des fioritures, et puis un bourdon ou un rythme. L’occident, notamment avec Wagner, a fait exploser le système tonal. Moi je suis resté tonal. Après, je joue avec la tête et le cœur…